12

Les temples hindous, les rickshaws et les petits vendeurs ambulants ne suffisent pas à faire de Mangalore une ville indienne. Comme si l’influence catholique, mesurable aux églises et chapelles qui abondent dans ses rues en pente, avait rogné ses racines.

Dominée par l’artillerie du sultan, une batterie de canons installée par Tipu Sultan, elle se déployait avec une nonchalance typique des régions tropicales – constructions aux couleurs passées, places écrasées de soleil, petits marchés, palmiers indolents et massifs fleuris aux teintes acidulées. Cependant, comme un écho à son propre malaise, Mark perçut d’emblée le frémissement inquiet qui parcourait l’atmosphère amollie par la brise marine. Une sensation diffuse, peut-être due à l’allure furtive des passants, à la présence massive des policiers qui ne se justifiait pas dans une agglomération d’un demi-million d’habitants, aux norias d’ambulances et de camions bâchés qui fonçaient dans les rues, aux bourdonnements des hélicoptères qui rasaient les toits des gratte-ciel.

« On vous dépose où ? demanda le biologiste brun.

— Au vieux port, répondit Indrani.

— Ah, vous parlez français... »

Il évita son regard, se souvenant tout à coup qu’il l’avait traitée de belle plante dans la tente du chef de la tribu.

Fred les pria de s’arrêter devant une boutique qui vendait, entre autres, du tabac. Il acheta une cartouche entière de cigarettes d’une marque indienne pour la simple raison que le jaune doré de l’emballage lui plaisait et en alluma une avant de remonter dans la Range Rover. La saveur indéfinissable des blondes locales lui coupa l’appétit : ça tombait bien, il mourait de faim et les autres ne semblaient pas pressés de manger.

Ils abandonnèrent l’église Saint-Paul sur leur droite et s’engagèrent dans Old Port Road. Trois cents mètres plus loin, un barrage de soldats casqués et armés de fusils d’assaut leur interdit l’accès au vieux port. Indrani ouvrit la vitre pour leur demander ce qui se passait, mais un officier ventripotent et mal embouché les pria sèchement de dégager. Ils s’extirpèrent avec les pires difficultés de l’embouteillage qui s’était formé dans les rues adjacentes, régulièrement transpercées par les sirènes hurlantes des ambulances. Fred crevait de chaud, au point de regretter son bain matinal dans le torrent.

Le biologiste parvint à se garer devant une épicerie dans une ruelle pentue et empuantie par les hydrocarbures. Aussitôt, le commerçant jaillit de la boutique comme un diable de sa boîte et l’invita, mimiques à l’appui, à libérer immédiatement la place. Le conducteur coupa le moteur et descendit sans tenir compte des vociférations de son interlocuteur. Son acolyte et Ramesh le rejoignirent sur le trottoir.

« Ce con va ameuter toute la ville ! soupira Fred.

— C’est un Mopla, dit Indrani en rassemblant ses cheveux. Ramesh ne peut pas le comprendre : il parle un mélange de toulou et de konkani.

— Pas besoin de parler toulou ou kon... que ce soit pour comprendre ce qu’il veut !

— Il prétend que cette place est réservée aux livraisons. »

Elle finit de natter ses cheveux, sortit un porte-monnaie de son choli et descendit à son tour. Déjà, un attroupement s’était formé autour de l’épicier, des deux biologistes et de Ramesh. Les invectives pleuvaient dru, on serrait les dents et les poings.

L’intervention d’Indrani ramena le calme. Elle palabra à voix basse avec le commerçant et s’engouffra en sa compagnie dans la pénombre de la boutique. Lorsqu’ils réapparurent quelques minutes plus tard, toute trace de rogne avait déserté la face ronde du commerçant, et la meute se dispersa comme par enchantement.

« Sacrée nana, murmura Fred en allumant une autre de ces blondes écœurantes dont il allait devoir se farcir une cartouche entière. Dommage qu’elle ait vendu son âme aux ultranationalistes hindous.

— Je n’en suis pas si sûr que toi, rétorqua Mark, la main posée sur la poignée de la portière.

— C’est bien ce que je disais : elle te tient par les...

— Évite ce genre de réflexion, tu veux ? »

Le ton cassant de Mark ne dissuada pas Cailloux l’obstiné de revenir à la charge.

« La chair est faible. Elle te l’a joué classique, Sidzik. Elle nous entortille depuis le début. »

Mark lâcha la poignée et agrippa Fred par le col de sa tunique.

« Tu devrais apprendre à boucler de temps en temps ta grande gueule, Fred Cailloux ! »

Les deux hommes se défièrent en silence pendant quelques secondes. Puis les doigts de Mark cessèrent de malmener le tissu de la tunique, et son regard revint s’échouer sur Indrani, en grande discussion avec le commerçant.

« Quel intérêt aurait-elle à nous mener en bateau ? »

— Je n’ai pas de réponse à cette question, marmonna Fred en se massant le cou. Je sais seulement qu’elle ne s’appelle pas Indrani et qu’elle se démène pour livrer aux fanatiques hindous le secret d’une apocalypse génétique...

— Passe-moi ton portable. »

Mark composa le numéro de Salinger mais, comme la veille à Mysore, une voix masculine lui annonça, dans un anglais fortement teinté d’accent africain, que la communication ne pouvait aboutir pour l’instant.

« La toile planétaire de communication, hein ? fulmina-t-il en rendant son téléphone à Fred.

— Y a encore un peu de boulot avant que tout ça soit au point. Et maintenant ? »

Mark haussa les épaules, ouvrit la portière et descendit. Le vent tiède et saturé de sel ne réussit pas à dissiper l’angoisse qui lui obscurcissait l’esprit et imprégnait sa gorge d’amertume. La rue lui paraissait peuplée d’ombres noires et froides : les passants, les deux biologistes, adossés à l’aile de la Range Rover, Ramesh, accroupi sur la chaussée pour satisfaire un besoin naturel...

Indrani salua l’épicier et se dirigea vers Mark.

« Il y a eu une attaque du Dalit cette nuit, dit-elle à voix basse. Selon le commerçant, ils étaient plus de cinquante. Ils se sont introduits dans certaines maisons du vieux port. Quelqu’un a prévenu la police. Une fusillade a éclaté. Les morts se comptent par dizaines. »

Figée devant l’étalage de fruits et de légumes, les yeux baissés, elle avait prononcé cette succession de phrases d’une voix neutre, comme elle aurait dressé un constat. Pourtant, des mères avaient perdu leurs enfants cette nuit, des femmes leurs maris, des frères leurs sœurs, des cordons intimes avaient été tranchés.

«Je suppose que cette attaque a un rapport avec Venkatesh, avec le DVD de Jean Hébert, lança Mark.

— Le périmètre est bouclé. Nous n’aurons pas la possibilité de vérifier aujourd’hui. Demain peut-être. A moins que Venkatesh nous ait contactés avant. »

La sirène grave d’un bateau fendit la rumeur de la ville. Ramesh les épiait du coin de l’œil tout en soulageant sa vessie – il pissait accroupi, comme la plupart des Indiens.

« Appelle-le maintenant.

— Impossible. Nous n’avons pas d’autre choix que d’attendre son coup de fil.

— Il existe un autre choix : se rendre au commissariat le plus proche et demander l’aide des flics. »

Les traits d’Indrani demeurèrent impassibles, mais son corps se raidit.

« Laisse la police du Karnataka en dehors de ça. Elle n’a rien à faire dans la partie qui se joue en ce moment.

— En ce cas, montre-moi les règles du jeu. Je ne suis pas un pion sur un échiquier.

— Je me serais donc trompée sur ton compte ? »

Il se demanda soudain ce qui avait bien pu le pousser à se jeter dans ses bras la nuit précédente.

« C’est vrai que tu t’y entends en matière de tromperie... Uttara. »

Elle tressaillit. Ses yeux s’assombrirent dans la pâleur soudaine de son visage. Elle lança un regard désemparé en direction de Ramesh, puis elle se ressaisit avec une rapidité qui révélait une force de caractère peu commune sous ses apparences fragiles.

« Qui t’a donné ce nom ? fit-elle d’un ton âpre.

— A mon tour de garder mes petits secrets.

— Un vieux proverbe du Rajasthan dit qu’il ne faut pas changer de chameau au milieu du désert. Si tu ne me fais pas confiance jusqu’au bout, Mark, tu le regretteras.

— C’est une menace ? »

Elle rajusta d’un geste nerveux le pallav de son sari.

« En Inde, nombreux sont les ignorants qui se sont définitivement perdus dans le labyrinthe des illusions. »

 

Ils déjeunèrent sur la terrasse du restaurant du Taj Mandarum Hôtel. A la grande surprise de Fred, le serveur avait déniché, pour accompagner les fruits de mer, un vin blanc un peu trop doux mais tout à fait acceptable. Les deux biologistes avaient insisté pour les inviter au Mangala, le restaurant chic de la ville, mais Indrani avait décliné leur offre, prétextant une affaire urgente à régler. Mark et Fred s’étaient alignés sur la position de la jeune femme, avec d’autant plus d’empressement qu’ils n’appréciaient pas la compagnie de leurs compatriotes.

L’après-midi s’étiola dans la chaleur douce de la côte d’Oman. Le ballet des hélicoptères s’était interrompu, les ululements des ambulances s’étaient tus et un calme relatif était redescendu sur la ville. Indrani s’absenta pendant une demi-heure. A son retour, elle leur annonça que la réception de l’hôtel acceptait de mettre une salle de bains à leur disposition. Fred fonça aussitôt se raser et se laver.

Aux alentours de seize heures, alors que le disque cuivré du soleil commençait à sombrer dans la mer d’Oman, Mark réussit enfin à joindre Salinger. Bien que lointaine et hachée par les micro-coupures, la voix du professeur lui fit l’effet d’un baume. Il se leva, s’éloigna de la table, s’assit sur le rebord du muret qui entourait la terrasse. Le vacarme de la rue le contraignit à coller l’appareil sur son oreille gauche et à se boucher avec la main l’oreille droite. Il ne quitta pas des yeux les silhouettes d’Indrani, de Fred et de Ramesh figées au milieu des tables dans la lumière du couchant.

« Mark ?

— Désolé de vous déranger, professeur.

— Je n’ai pas beaucoup de temps. Un entretien avec le ministre ivoirien de la santé dans une dizaine de minutes.

— Juste une question : connaissez-vous un Américain prénommé Duane ? »

En dépit de la distance et de la mauvaise qualité de la communication, la petite hésitation de Salinger n’échappa pas à Mark.

« Duane Shorty. Salarié par l’OMS. Il effectue des missions ponctuelles pour le compte d’organismes moins officiels.

— Vous a-t-il contacté récemment pour vous signaler ma présence en Inde ?

— Pas personnellement. Mais il s’est peut-être adressé à mon secrétariat de New York.

— Vous ne me demandez pas ce que je fabrique en Inde ? »

Nouveau temps de silence, colonisé par les parasites. Mark croisa le regard intrigué d’Indrani. Une fulgurance de désir le transperça. Il ne lui serait pas facile de se désintoxiquer d’elle.

« Avez-vous entière confiance en Duane ? insista-t-il.

— On ne ferait pas appel à ses services s’il n’était pas digne de confiance. Mais on peut toujours se tromper.

— Saviez-vous que Jean Hébert avait bricolé un virus mutant pour le compte d’un mouvement terroriste nommé le Dalit ?

— Un homme de sa qualité avait certainement une raison valable pour se prêter à ce genre de...

— Qu’est-ce que vous appelez une raison valable ?

— Excusez-moi, le secrétaire du ministre vient d’entrer dans le hall. Nous reparlerons de tout ça lors de notre prochaine rencontre. Faites attention à vous, Mark. »

La communication s’interrompit. Mark resta pendant quelques minutes assis sur le muret, perdu dans ses pensées. Comme toujours avec Salinger, il fallait lire entre les mots, décrypter les non-dits. Le professeur redoutait les écoutes téléphoniques comme la peste, plus encore maintenant que la toile des réseaux recouvrait la planète entière. Il utilisait un langage à tiroirs dont seuls ses collaborateurs détenaient les clefs. De leur brève conversation ressortaient deux informations : primo, Salinger n’était pas étranger à la présence de Mark en Inde ; secundo, si Duane était effectivement un membre occasionnel du W.E.R., l’Américain avait menti en prétendant avoir contacté directement le professeur par l’intermédiaire du Net.

Mark suivit d’un œil distrait la progression cahotante d’une charrette chargée de fruits et pressée par une cohorte de véhicules pétaradants. Les vélos et les scooters se faufilaient sur les trottoirs, slalomaient entre les piétons. Le crépuscule allongeait les ombres sur les façades mordorées des immeubles. La communication avec Salinger n’avait pas débrouillé l’écheveau. Il étira ses muscles engourdis avant de retourner s’asseoir avec les autres.

« Les nouvelles sont bonnes ? » s’enquit Fred.

Mark but une gorgée de chai tiède, le front léché par le regard brûlant d’Indrani.

« Pas grand-chose de nouveau sous le soleil d’Afrique. »

 

Ramesh désigna une venelle tortueuse.

« Here. »

Des relents de poudre flottaient dans l’omniprésente odeur de marée remuée par la brise. Les bateaux étaient rentrés au port, et la lueur glauque des réverbères se réfléchissait sur les écailles argentées des poissons étalés sur les bâches. Des discussions animées opposaient les mareyeurs et les pêcheurs aux lungi retroussés sur les cuisses.

La nuit était tombée, brutale, fuligineuse. Les néons des boutiques, des restaurants et des débits de boisson éclairaient les façades hautaines du vieux port. A l’extrémité de la jetée de pierre, un phare accrochait ses éclats de lumière à l’écume des vagues.

La nervosité gagna Fred lorsqu’il s’engagea à la suite des autres dans la ruelle. Une demi-heure plus tôt, Indrani, qui était allée aux renseignements, avait annoncé que la zone du vieux port était de nouveau ouverte à la circulation. Ils avaient décidé de se rendre sans tarder à la maison où Venkatesh était censé les attendre.

« Vous connaissez les occupants de cette maison ? s’étonna Fred.

— Sri Prajapati était un ami de mon père.

— Vous auriez pu lui téléphoner au lieu de nous faire poireauter tout l’après-midi dans ce restau !

— J’ai appelé à trois reprises. Mais personne n’a répondu. »

Ils remontèrent la venelle plongée dans un silence que ne parvenait pas à égratigner la rumeur du port. Les impacts des balles sur les murs gris, sur les portes des immeubles et sur les volets témoignaient de la violence de la bataille qui avait opposé les Intouchables aux forces de l’ordre. Des formes grossières de corps avaient été tracés à la craie sur les pavés inégaux tachés de sang et parsemés d’éclats de verre. Une haleine tiède de poudre, de putréfaction et de déjection s’exhalait des bouches d’égout et des vitres fracassées. L’ombre des mauvais jours pesait de tout son poids sur Mark, qui avait l’impression de fendre un air plus épais que de la boue.

Des formes s’agitèrent dans l’obscurité. Ramesh ralentit, se rencogna contre un mur, fit signe aux autres de l’imiter, glissa la main dans son lungi. Une dizaine de silhouettes s’avançaient dans leur direction. Le cœur affolé, Fred regretta de ne pas avoir pris le temps de vider sa vessie avant de quitter le restaurant. Le cliquetis du cran de sûreté du pistolet de Ramesh résonna avec la puissance d’un coup de gong.

Les ombres surgirent des ténèbres et s’arrêtèrent à quelques mètres d’eux. Fred poussa un soupir de soulagement. Ce n’étaient que des mendiants, des spectres ossus dont certains, entièrement ou partiellement nus, semblaient sortir tout droit d’un camp de concentration. Les seins des femmes battaient comme des outres sèches leurs flancs squelettiques. La tête penchée sur le côté, elles tendaient la main en psalmodiant de mornes suppliques. Ceux-là n’avaient vraiment rien, ni toit au-dessus de leur tête, ni table où s’asseoir, ni lit où dormir, ni vêtements pour dissimuler les crevasses de leur peau. Impossible de leur donner un âge. Leur dénuement était tel qu’il en paraissait abstrait.

« Les Droits de l’homme, les beaux discours sur la mémoire, l’ONU, ça sert à quoi tout ça, bon Dieu ? » grommela Fred.

Un homme nu pissa sans se détourner en émettant un petit gloussement d’aise. L’âpre odeur de son urine s’évanouit dans la moiteur de la nuit.

« Donne-leur de l’argent, fit Mark.

— Pas de problème. Mais ça m’étonnerait qu’on les laisse entrer dans une boutique.

— Ils sont mieux organisés que vous ne croyez, intervint Indrani en extirpant des billets de son porte-monnaie.

— Ça crève les yeux ! siffla Fred. On leur a déjà fourni les uniformes.

— Perdez donc cette détestable manie de juger ce que vous ne connaissez pas.

— Dès que vous aurez perdu cette détestable habitude de nous prendre pour ce que nous ne sommes pas ! »

Fred distribua une centaine de roupies aux mendiants. Une femme édentée lui saisit la main et la baisa avec une ferveur qui le mit mal à l’aise.

 

La famille de Sri Prajapati occupait les trois étages d’une maison de style victorien coincée entre deux immeubles. Les scellés apposés sur le portail du jardin et les innombrables impacts sur les murs blanchis à la chaux les informèrent d’emblée qu’elle avait été la cible principale de l’assaut des Intouchables.

« Reste plus qu’à lever le camp », soupira Fred.

Indrani leva un regard obstiné sur la façade de la maison.

« Venkatesh n’a pas téléphoné. Je dois absolument savoir s’il est passé ici.

— Les flics ont scellé la porte de cette baraque ! objecta Fred. Traduction : il ne reste plus un être vivant entre ces murs. »

Des ombres se découpèrent sur les fenêtres éclairées des bâtiments proches.

« Venkatesh a peut-être laissé un indice de son passage, insista Indrani à voix basse.

— Je suis d’accord avec elle, dit Mark. Puisque nous y sommes, autant en avoir le cœur net.

— Tu sais ce qu’on risque, si les flics nous surprennent ?

— Raison de plus pour ne pas gueuler comme un putois. »

Ramesh examina les immeubles voisins pour s’assurer que personne ne les observait, déchira les bandes des scellés et arracha le cachet de cire avant de pousser le portail. Le grincement des charnières résonna comme un grondement d’orage dans le silence nocturne. Ils traversèrent le jardinet et gravirent la volée de marches du perron. Les flics n’avaient pas fermé la porte d’entrée à clef, estimant sans doute que les scellés suffiraient à éloigner les curieux et les rôdeurs. Ils s’introduisirent dans la réception éclairée par les rayons ténus qui tombaient d’un vitrail. Des dizaines d’instruments de musique, vina, violons, tampura, cymbales, tambourins, harpes juives, gisaient, éventrés, sur les tapis et le carrelage. L’odeur d’humus qui montait de la terre d’un pot renversé ne suffisait pas à masquer celle, plus sourde, du sang.

« Ils sont musiciens ? demanda Fred.

— Sri Prajapati est l’un des plus grands spécialistes de la musique carnatique », chuchota Indrani.

Ils fouillèrent le salon, la salle à manger, la cuisine. Partout le même spectacle de désolation. Les flics avaient enlevé une dizaine de cadavres, à en juger par les contours à la craie.

« On ferait mieux de déguerpir, maugréa Fred, les nerfs à vif. Comment voulez-vous dégotter un indice dans ce foutoir ? »

A peine avait-il prononcé ces mots qu’un craquement retentit au-dessus de leurs têtes. Ramesh déverrouilla le cran de sûreté de son pistolet et, d’un geste du bras, leur ordonna de se taire. A nouveau, la peur, cette compagne encombrante, vint se loger dans les entrailles de Fred. Quelqu’un marchait là-haut. Il pouvait suivre ses déplacements aux grincements étouffés de ses pas. Mark ramassa une tringle à rideau et, suivi de Ramesh, se rapprocha de l’escalier qui partait de la réception. Ils restèrent un instant à l’écoute. Les bruits s’interrompirent, puis reprirent, plus saccadés, comme une manifestation subite d’affolement. Du canon de son pistolet, Ramesh informa les autres qu’il s’apprêtait à monter. Mark lui emboîta le pas. Ils gravirent les premières marches, veillant à poser les pieds sur l’épais chemin rivé au bois par des barres de laiton. Ils atteignirent sans encombre le palier du premier étage, plongé dans une nuit opaque. Les craquements provenaient d’une pièce située sur leur droite.

Il y eut le crissement d’une poignée pivotant sur son axe.

Le grincement d’une porte qui s’entrebâillait.

Ramesh se colla contre la cloison, le pistolet braqué sur le fond du palier. Une forme grise se découpa sur le fond de ténèbres.

L’index de Ramesh se crispa sur la détente.

« Ne tire pas ! hurla Mark. Don’t shoot ! »